2h14 est une pièce de l’auteur dramatique québécois David Paquet, auteur que j’ai eu la chance de rencontrer en 2010 lors d’un stage international dédié à la création pour la petite enfance.
En mai et juin 2011, un premier projet
porté par Le Bruit du Frigo lui a permis de venir en résidence d’écriture au
centre Intermondes de La Rochelle. De mon côté, j’ai pu travailler avec des
élèves du lycée Valin à un laboratoire autour de cette pièce (que nous avons
montée dans son intégralité).
Ce premier projet m’a permis de
vérifier l’adéquation entre l’art de la marionnette tel que je le pratique
et l’univers de David Paquet. Son écriture à la fois synthétique et imagée,
avec des élans de surréalisme et une structure en « vignettes »,
trouve en la marionnette une alliée de choix, qui permet de faire entendre
aussi bien la langue que le drame, d’une façon à la fois immédiate et
subtilement distanciée.
Je souhaite à présent pouvoir monter
cette pièce avec une distribution d’interprètes marionnettistes professionnels.
La réception du travail déjà engagé a achevé de me convaincre que cette pièce, ancrée
dans le contemporain sans renier l’enchantement de la scène, parle de façon
immédiate et profonde aux adultes aussi bien qu’aux adolescents.
Ce que j’aime dans l’écriture de
David, c’est que ça n’est jamais bavard. Il n’y a pas de fioritures, on ne peut
rien retrancher. On est à l’os, tout de suite. Mais il y a une vraie langue, ça
n’est pas du tout une écriture aride. Il y a dans ses textes une poésie qui
n’appartient qu’à lui. C’est là quelque chose de précieux : un texte à
la fois totalement singulier, et qui pourtant laisse un fantastique espace
d’interprétation. Interprétation pour la personne qui porte à la scène
l’ensemble de la pièce, et pour celles qui incarnent les personnages.
Et j’aime le regard qu’il pose sur le
monde d’aujourd’hui. Il parle de choses qui m’intéressent, tout simplement. Il
en parle avec pudeur et émotion, sans tenter de délivrer un message mais juste
en pointant du doigt les difficultés qui sont les nôtres, à communiquer, aller
à la rencontre de l’autre, vivre ensemble, vivre tout court.
Pourquoi utiliser des marionnettes ?
2h14 n’a pas été écrite pour être
interprétée par des marionnettes. Pourtant, elles me semblent ici un outil
idéal, donnant corps et expressivité aux projections les plus folles, aux
conflits intérieurs, à la mort elle-même.
La marionnette est ici envisagée comme
une extension des interprètes, un double, ce qui permet de faire des
allers-retours signifiants entre l'acteur réel et le personnage fictif, ce qui
vit et ce qui est mort, l'absence et la présence. Cela donne à voir, de façon
totalement incarnée et non théorique, les voix contradictoires et l’impression
de dédoublement ressentie à l’adolescence face à ce corps qui se transforme et
que l’on ne maîtrise pas.
Se jouant des échelles, de la gravité,
des impératifs physiques imposés par son corps à l’interprète, la
marionnette rend audible la violence du texte sans pour autant
l’édulcorer. Son langage est sensiblement différent de celui de
l’acteur, en ce sens où, s’il s’agit bien d’un langage scénique, elle emprunte
néanmoins au cinéma une grande partie de sa sémantique, permettant des jeux de
cadrages et de montage et des ruptures stylistiques qui répondent exactement à l’univers
kaléidoscopique de David Paquet.
Pour ce spectacle, je souhaite que les
marionnettes soient très réalistes. Justement parce que les personnages partent d’archétypes, je ne veux pas
aller vers une trop grande stylisation plastique, mais au contraire créer le
trouble même lorsqu’elles ne sont pas manipulées. Leurs corps dans l’espace
sont déjà une promesse de vie à venir, ou une lancinante nostalgie de celle qui
a été happée trop tôt.
La scénographie
L’espace
scénique est divisé en deux, entre l’espace de Pascale – la mère du meurtrier –
et la salle de classe – le lieu du drame qu’elle recompose, imagine, convoque.
Cette division spatiale fait écho aux deux temporalités présentes dans la pièce, celle de la mère qui retourne en mémoire vers le moment où tout a basculé, et celle des autres protagonistes qui avancent inexorablement et sans rien en savoir vers ce dénouement abrupt. Cette division renvoie également à deux conventions théâtrales différentes, celle de l’illusion partagée (la classe, sorte de bulle enclose à l’intérieur de la scène), et la petite fabrique de l’illusion (l’espace scénique autour de cette bulle, où tout se fait à vue, d’où les interprètes en attente regardent le drame…). Cela rentre dans la même logique que la manipulation à vue, qui tire selon moi son efficacité et sa force de ce que l’on voit les ficelles, qu’il n’y a pas de « magie », et que, pourtant, celle-ci opère pleinement.
L'écriture sonore
A cette réflexion scénographique
(évidemment doublée d’un travail sur la lumière) s’ajoute une écriture sonore quasi cinématographique,
une véritable partition d’ambiances spatialisées avec précision. Son but est de
guider le spectateur dans les différentes « couches » du drame, de créer
des univers et espaces différents, des effets de réel et aussi des effets
d’irréel, de décalage léger (tour à tour drôle ou oppressant).
La dichotomie entre la mère qui se remémore et les personnages qu’elle
convoque est également soulignée par un traitement sonore différent de leur
parole. La mère est en effet le seul personnage qui est interprété par une
comédienne seule, non doublée d’une marionnette, et elle sera également la
seule à être amplifiée en direct
(par un micro HF). Parce qu’elle a un statut totalement différent des autres personnages,
qu’elle est seule à ne pas être morte.
Alors que tous les autres luttent pour accéder, un temps encore, à
l’existence, pour partager avec le public leurs conflits, leur soif de vivre et
de se trouver, leurs parcours trop tôt finis, la mère parle comme pour elle,
presque comme si on entendait ses pensées. Elle ne peut plus projeter sa parole
dans une adresse théâtrale directe, parce que personne n’a envie d’entendre ce
qu’elle a à dire. Parfois, sa parole la précède, est entendue alors même qu’elle
n’est pas encore apparue sur scène, parfois elle dure après sa sortie, d’autres
fois encore, on l’entend alors qu’elle nous tourne totalement le dos. Elle est
la mère du meurtrier, elle n’a plus le luxe de parler d’une voix forte.
Pourtant, elle se souvient et témoigne, à sa façon.
Tous ces outils, complémentaires
dramaturgiquement du choix de la marionnette (en ce qu’ils décalent
l’énonciation), nous permettent de trouver la bonne distance au drame, permettent l’émotion sans pathos.
Nous sommes face à une fiction, c’est
du théâtre, de façon totalement assumée. Mais loin de produire de
l’artificialité, cette « ingénierie émotionnelle »* lève le voile sur
nos doutes, notre peur et notre envie d’être adultes, notre immense fragilité.
*
« emotional engineering », l’expression est du Handspring Puppets
Theater, compagnie sud-africaine qui utilise la marionnette dans des spectacles
transdisciplinaires qui traitent de la guerre, de l’apartheid…
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